dimanche 12 juin 2016

L'imposture des affects

    Les sentiments et les intuitions nous trompent en permanence. Pas en ce qu'ils existent - car ils existent bel est bien, les nier serait stupide - mais en ce que nous nous trompons toujours sur leur origine. Nul n'ose se faire généalogiste des affections qui nous submergent, et c'est compréhensible, car ce travail révèle presque toujours de terribles découvertes.

    Je ne parle même pas des stoïciens, ces bouffons qui niaient l'existence de leurs affections. Leur erreur est si triviale qu'elle ne mérite même pas de s'y attarder.

    L'erreur capitale des romantique est de croire que la sensation est la vérité de leur existence. Ils se croient libres car ils ont conscience de leurs volitions, leurs appétits et leurs actes, mais ignorent les causes qui les disposent à vouloir, à désirer, et à agir - et se gardent bien de les rechercher, tant ils tiennent à leur illusion de liberté et de puissance. Ils puisent leur croyance en leur liberté du néant de leur conscience crédule d'être le sujet qui pense, de leur illusion du choix, et se proclament ainsi les plus nihilistes du monde à leur insu. Certains bouffons ont même théorisé le concept jusqu'à affirmer que l'existence précède l'essence, et que l'humain disposerait d'une liberté absolue de choix, ce choix conditionnant son être... Pour ces bouffons que je ne nommerai pas mais que tous mes bons lecteurs ont immédiatement reconnus, les forces sociales, les forces des pulsions instinctives, les forces biologiques, les forces des automatismes, n'existeraient pas... Mais cette même bande de rigolos se contredit dans une horrible contorsion en affirmant juste après que les sentiments et les passions sont aussi notre définition, alors que l'évidence nous montre que nous ne les choisissions jamais, qu'elles s'imposent à nous dans une fulgurante spontanéité dévastatrice et déterministe.
    Pierre Bourdieu disait : "Étudiez le système universitaire dans lequel vous avez évolué, vous en apprendrez plus sur votre inconscient qu'en lisant Freud"...

    À tous les romantiques crépusculaires qui placent le sacro-saint ressenti comme fondement de la vérité, voici quelques exemples que je vous invite à méditer.

Intuition contre science
    Toute découverte scientifique est contre-intuitive. La science consiste à "expliquer le réel par l'impossible" (Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique), autrement dit par ce qui échappe à notre intuition présente. Nous en donnons un exemple ici, et vous invitons à en méditer et peut-être en proposer d'autres dans les commentaires.
    "La Terre est ronde". Qu'est-ce qui différentie cette affirmation d'une croyance, après tout ? Savez-vous expliquer pourquoi la Terre est ronde ? Après tout, regardez le sol sous vos pieds : c'est plat. Tout est plat à perte de vue. Vous avez beau marcher, rouler, même voler, tout est indéfiniment plat. Quand j'étais très jeune, je croyais que l'Univers était un grand plat infini sur lequel il y avait des choses. Ce résultat, purement intuitif et induit de mes observations les plus directes, n'a rien de stupide. Il faut faire preuve d'un courage et d'une abstraction puissantes pour vaincre cette intuition fausse que la Terre est plate. D'ailleurs, même en étant convaincu abstraitement que la Terre est ronde, il est impossible de ne la percevoir pas plate au quotidien. Pourtant, en sachant comment la Terre est ronde, en sachant mesurer sa rondeur, nous pouvons expliquer que nous la percevons plate. 
    Nous découvrons ainsi que l'existence de ce sentiment de platitude découle de quelque chose de beaucoup plus profond, plus lointain, bien plus antérieur que la seule sensation.

La punition "légitime"
    La politique consiste précisément à créer une imposture morale pour rendre légitimes les actes de domination et de régulation de la violence. La notion de louange et de blâme, ces chimères inventées par les humains, ont une utilité fondamentale en politique - une politique sans mensonge est vouée à l'effondrement. Quand un criminel commet un délit, si les juges se faisaient psychologues généalogistes, ils trouveraient les causes qui ont déterminé le criminel à agir ainsi, ainsi que les causes de ces causes, et ainsi à l'infini, ce travail généalogique menant à l'étude de la société humaine toute entière à travers l'espace et le temps. Si les juges étaient honnêtes, ils trouveraient toujours des circonstances atténuantes. Qualifier un criminel de coupable, dire qu' "il avait le choix de ne pas commettre ce délit", quelle comédie burlesque ! Accuser le criminel directement, c'est accuser la vie elle-même, c'est accuser la nécessité des phénomènes. Savez-vous pourquoi les criminels sont punis et enfermés ? L'enfermement des criminels - parfois la peine de mort - ne sont des mesures prises que pour les écarter de la société afin de les empêcher de nuire. Pour que la plèbe accepte cela, la sacro-sainte justice crée une imposture morale qui rend le processus légitime. C'est en effet beaucoup plus simple que de mettre en place des mesures psychologiques et sociales de réinsertion afin de rendre le criminel apte à vivre avec dignité parmi ses semblables sans être un danger ou en danger... Cette imposture morale permet aux politiciens et aux juges de cacher leur fainéantise. Il est tellement plus facile de se mettre en colère contre un criminel et de le châtier que de chercher à comprendre les causes qui l'ont disposé à agir ainsi...
    Nous découvrons ainsi que l'existence de ce sentiment de punition légitime découle de quelque chose de beaucoup plus profond, plus lointain, bien plus antérieur que la seule sensation.

Le sentiment d'amour
    Ah, l'Amour avec un grand A, combien les romantiques grandiloquents en on fait leur muse dans des productions "artistiques" exubérantes du plus mauvais goût ! Comment cette valeur d'amour, utilisée avec machiavélisme et mépris par les dominateurs prêchant le christianisme, a fini par s'imposer comme valeur morale universelle parmi la quasi-totalité des humains ! Nous aimerions dire à quel point vous vous trompez, vous autres romantiques crépusculaires et aveugles. Cette sacralisation permanente de l'amour nous donne la nausée à nous autres, psychologues généalogistes.
    Commençons par le petit amour et donnons-en une définition froide et exhaustive : l'amour est un sentiment d'amitié superposé à un désir sexuel. Nous insistons : cette définition est exhaustive. D'où cela vient-il ? C'est simplement le vouloir-vivre du futur enfant qui s'exprime à travers les séductions, les dispositions sociales, l'acte sexuel, etc. Comme la nature est rusée, elle nous fait sécréter des hormones qui nous rendent heureux et niais, nous obligeant à être amoureux. Comme la reproduction est quelque chose de fondamentalement utile pour la survie d'une espèce à travers le temps, il n'est pas étonnant que les sociétés humaines eussent sacralisé ce phénomène dans des rites et cérémonies grandiloquentes kitschissimes. Et une fois de plus, l'imposture s'impose : nombre de gens affirment en se dupant eux-mêmes : "il y a quelque chose de plus que l'amitié et le désir sexuel, je suis incapable de l'expliquer, mais je le sens". Mes chers romantiques, Bourdieu vous rétorque : "Misère de l'homme sans dieu, disait Pascal. Misère de l'homme sans mission ni consécration sociale !" Vous avez l'impression d'être investis d'un sentiment sacré intrinsèque à votre identité, inconscient du matraquage culturel de l'amour que vous reçûtes dès votre plus jeune âge ! Inconscients amoureux romantiques que vous êtes ! Ce n'est rien d'autre que les automatismes d'amour que l'on vous a inculqués dans votre esprit qui explosent après avoir moisi dans votre inconscient, sans même que vous ne compreniez ce qui vous arrive, paresseux que vous êtes à ne pas en chercher les causes ! Cessez donc de dire que ce sentiment est sincère, naturel, et pire que tout, vrai et sacré. Quand comprendrez-vous enfin que chacune de vos actions amoureuse est prévisible avec une exactitude troublante dictée par la structure occidentale canonique du couple ? Quand comprendrez-vous enfin que la notion même de couple n'est pas universelle ? Nous en reparlerons plus tard... Découvrez enfin combien nombre de choses grotesques et exhubérantes n'ont pour origine que l'instinct de procréation...

    Sur le grand amour du christianisme... Le grand amour du prochain, prétendu salut de notre âme et de l'humanité... Sur le prétendu non-égoïsme... Et la reconnaissance que l'aidé a à votre égard ? Nieriez-vous que cela vous importe ? Et l'auto-reconnaissance ? Comme si aider autrui ne nous procurait pas un sentiment égoïste d'auto-satisfaction et d'auto-suffisance prétentieuse ! Comme si l'altruisme ne nourrissait pas votre vanité et ne flattait pas votre égo ! Ce prétendu oubli de l'égo est un masque avec lequel vous vous dupez vous-mêmes pour atteindre la "béatitude", le "bonheur"... Ces symptômes de dégénérescence, la maladie du "bonheur", ne font que marquer l'atrophie du vouloir, l'amollissement de la volonté de puissance, l'atrophie de tout ce qui rend l'humain magnifique, l'interdiction du surpassement de soi-même. L'altruisme et l'amour purs sont ce qui nous dégoûtent le plus, nous autres psychologues. La charité pure est la guimauve nauséabonde la plus repoussante qui soit. Rendre la vie d'autrui dépendante de votre propre charité à son égard, mais quelle vanité exécrable ! Ne voyez-vous pas, mes chers romantiques crépusculaires, sourdre de votre égoïste volonté de puissance le désir de domination des faibles dans l'acte de charité pure ? Donner perpétuellement du pain aux affamés au lieu d'organiser des structures pour leur enseigner l'art de la boulangerie et de l'agriculture, mais quel acte de petite domination effroyable ! Quelle auto-suffisance odieuse ! Vous voyez, nous sommes conduits à découvrir que les sentiments les pires se cachent derrière l'Amour au sens du christianisme, valeur qui pullule encore beaucoup trop et ce dans une majorité écrasante chez nos chers européens.
    Comprenez, vous autres romantiques crépusculaires, comprenez une bonne fois pour toute que l'amour est une propriété émergente de l'humain, et non fondamentale. Comprendrez-vous enfin que votre autosuffisance dans l'amour pur est bien plus mauvaise et vicieuse qu'une bonne haine énoncée clairement ? Cesserez-vous enfin d' "aimer et donner sans compter", cesserez-vous enfin votre dégoûtant altruisme pur ?
    Afin d'enfoncer le clou en un ultime coup de marteau, nous nous permettons d'invoquer le père de la psychologie généalogiste pour expliquer ce sentiment de prétendu "oubli de soi dans l'amour".
On oublie bien des choses de son passé et on les chasse intentionnellement de son esprit : c'est-à-dire que notre image, dont le rayonnement nous éclaire du fond du passé, nous voulons qu'elle nous abuse, flatte notre suffisance, - nous œuvrons continuellement à cette illusion sur nous-mêmes. Et maintenant vous croyez, vous qui faites tant de discours et tant d'éloge de "l'oubli de soi dans l'amour", de "l'absorption du Moi dans une autre personne", que ce serait là quelque chose d'essentiellement différent ? Donc, on brise le miroir, on s'imagine entré dans une personne que l'on admire, on jouit alors de cette nouvelle image de soi, tout en lui donnant le nom de l'autre personne, - et vous prétendez que ce phénomène n'est pas illusion sur soi-même, n'est pas égoïsme, ô gens bizarres que vous êtes ! - Je pense que ceux qui se dissimulent à eux-mêmes et ceux qui se dissimulent ainsi tout entiers se valent en ce qu'ils commettent un larcin dans le trésor de la connaissance : on en déduit contre quel délit nous met en garde le précepte "connais-toi toi-même".
Nietzsche, Humain, trop humain.
    Nous découvrons ainsi que l'existence de ce sentiment d'amour découle de quelque chose de beaucoup plus profond, plus lointain, bien plus antérieur que la seule sensation. 

    La différence qui existe entre le généalogiste des sentiments et vous autres romantiques crépusculaires est la même qui existe entre les animaux pourvus de vision et les autres. Les généalogistes qui mettent les sentiments dans une perspective abstraite tenant compte de l'inertie sociale des affections peuvent voir les obstacles de loin, peuvent découvrir le vice caché sous l'apparence du bien, alors que vous autres, semblables à des vers parasites, êtes soumis à subir directement vos affections, tels de vulgaires chiens reniflant en permanence et submergés par un flux perpétuel de sensations. Vous croyez sentir plus de choses, en vérité vous êtes si submergés par vos affections et vous vous refusez tant à les comprendre que vous ne percevez pas même un millième de ce à quoi accèdent les psychologues généalogistes.

    En vérité, nous sentons autant de choses que vous autres. Mais ces sensations, nous avons la capacité supérieure de les méditer, puis de les trivialiser pour n'être plus aveuglés par elles et ainsi accéder à des sensations inconnues totalement hors de la portée de votre absence de vision de vers de terre. 
Que faire ensuite de ces nouvelles sensations ?...

1 commentaire:

  1. Un cloporte desséché12 juin 2016 à 19:54

    Qui est aveuglé par son sentiment de supériorité ?

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